TOUT HOMME EST UN ROI NÈGRE
Thomas Sankara / Frantz Fanon / Heinrich Heine |
«
Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde, pour
pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de
Cham »
Arthur Rimbaud
En
1817, le major Thomas Edward Bowditch, officier britannique de sa
Royale Majesté, est dépêché auprès du chef des Ashantis, Osei Bonsu ; il
a pour mission de signer un traité d’amitié avec ce souverain, le plus
puissant de l’Afrique subsaharienne, qui règne sur un territoire
débordant largement les frontières du Ghana d’aujourd’hui. Notre major
est peintre amateur, à ses heures perdues. Et, par entregent
diplomatique bien compris, il s’emploie, durant son séjour, à
portraiturer les personnages remarquables et opulents s’affairant à la
Cour. Il prend pour modèles quelques dignitaires, certaines des superbes
co-épouses du monarque, et, à sa demande, Osei Bonsu en personne. Ce
dernier suit avec intérêt, jour après jour, la progression du tableau.
Mais, malgré les efforts complaisants de l’artiste pour le mettre en
valeur, dans le décor de ses attributs royaux – tabouret, sabre et
parasol – le souverain manifeste des signes de contrariété croissants
face au dévoilement de son image. Et, à l’approche du stade terminal, du
dernier coup de pinceau, il finira par prier Bowdich de lui repeindre
le visage en blanc. Première whiteface historiquement attestée. Du moins en miroir. Sur le mode symbolique et pictural de la retouche,
avant que n’advienne moins de deux siècles plus tard les technologies
photographiques, puis informatiques, de métamorphose physique à la
carte.
« Tout
homme est un roi nègre, et voudrait paraître devant le public sous une
autre couleur que celle dont la fatalité l’a barbouillé », commentera
magnifiquement Heinrich Heine, à qui l’anecdote avait été rapportée. Un
tel argument aurait pu (et du) clore le débat, si l’exploitation féroce
d’une part, les usages et leurs interprétations de l’autre, ne
s’étaient pas entraidés à dévoyer cette liberté ludique de toiser la
fatalité.
Durant
la colonisation et l’ère post-coloniale en Afrique, parmi les
afro-descendants des Amériques et d’Europe, se développe un marketing de
la whiteface,
non plus sous forme de barbouillage, mais au moyen de procédés
cosmétiques sophistiqués et d’artifices indexés aux critères esthétiques
de la blanchité. Éclaircissement
de la peau, décrêpage des chevelures. Depuis les pommades rudimentaires
de fabrication artisanale jusqu’aux techniques dermatologiques pointues
de dépigmentation et autres traitements au long cours par injections
intra-veineuses, des postiches bas de gamme, aux lissages, aux
extensions et aux teintures en blond platine. Autant de transformations
éminemment profitables en termes d’attractivité et de capital statutaire
sur le marché de la séduction et du mariage. Sites de rencontre et
petites annonces en témoignent sans désemparer dans l’univers urbain
subsaharien : « H mûr bonne situation cherche JF peau claire cheveux lisses en vue relation durable »
Un phénomène qui touche donc pour l’essentiel le sexe féminin ; le
modèle anthropologique de l’Africain mâle, associé au fantasme d’une
virilité primordiale, résiste à ces formes complexes de ripolinage, si
l’on excepte quelques cas notoires, dont celui du pathétique Michael
Jackson.
Savoureuse
cascade de paradoxes : si une Occidentale investit sa frivolité de
citoyenne du monde dans la confection ridicule de tresses ou le port de
pagnes exotiques, elle sera blâmée et accusée de néo-colonialisme, voire
d’« appropriation culturelle », par quelques indigénistes grincheuses
et le gratin des stars noires hollywoodiennes, dont le whiteface, cent
fois remis sur le métier et charcuté à l’envi, a éconduit les
caractéristiques morphologiques négroïdes les plus authentiques. Comme
le note finement Cécile Sow : « À quoi bon déboulonner Faidherbe quand la dépigmentation et les perruques sont en vogue ? » En effet. Et l’on invite ces tigresses de chiffon, de wax made in China, à relire les thèses d’Arghiri Emmanuel sur L'Échange inégal.
Enjambons
cent cinquante-quatre ans, et passons de Osei Bonsu au non moins grand
Thomas Sankara. Nous sommes le 6 juin 1971, à l’Université de
Madagascar, Antananarivo, autre capitale de reines et de rois célèbres.
Les étudiants à l’École de journalisme, où j’enseigne la sociologie,
organisent leur fête de fin d’année scolaire et vont, à cette occasion,
gratifier leurs professeurs français d’un spectacle à la fois parodique
et cathartique. Ils déboulent sur l’estrade arborant le look expatrié,
sous sa variante coopérante vacancière débraillée, et, le visage tartiné
de blanc, s’en donnent à cœur joie, imitant les attitudes et les
expressions des uns et des autres, mimant leurs tics de langage,
restituant leur paternalisme onctueux de chrétiens de gauche ou leur
messianisme tiers-mondiste autopunitif ou leur pédagogisme borné et
obsessionnel. Mes confrères et moi en prenons tous pour notre grade mais
faisons contre pâle figure bonne fortune. N’avons-nous pas vocation à
être des vecteurs d’émancipation, comme le proclame sans rire la
propagande ministérielle ? L’élève-officier Sankara, qui étudie nos
cours polycopiés à l’Académie Militaire d’Antsirabé, et auquel je
raconterai quelques mois plus tard cette soirée transformiste, me
rétorquera en se marrant : « Vous, les profs, auriez dû vous badigeonner la tête au cirage noir. Cela aurait rétabli l’équilibre des forces ».
Comment
donc ? Sankara, l’idole justifiée des jeunesses panafricaines et bien
davantage, le porte-voix, par-delà sa mort, de tous les damnés de la
terre, cet homme-là amateur de blackface ! Message transmis en
recommandé au CRAN, aux associations militantes contre la négrophobie,
aux déconstructeurs de l’imaginaire colonial, à Egountchi (tchi-tchi) Behanzin, à Kémi (Chichi)
Seba, à Lilian Thuram, à notre Antigone racisée, ainsi qu’au gandin
multiculturaliste Justin Trudeau, désormais pénitent à vie. Et avis aux
iconoclastes : la statue géante du légendaire « Che africain », au
demeurant peu mis à son avantage par cette monumentale réalisation
plastique, vient d’être érigée et inaugurée à Ouagadougou, sur les lieux
mêmes où fut perpétué son assassinat, le 15 octobre 1987.
Le blackface
en effet, depuis quelques années, est devenu le marqueur absolu de la
martyrologie noire, en référence à une vieille pratique raciste
nord-américaine. Les coupables leucodermes de souche l’ont payé
médiatiquement au prix fort et se sont vus sommés de présenter leurs
plus plates excuses aux représentants de la communauté bafouée par leur
geste inconséquent. Pourtant, qu’il y-a-t-il de commun entre le masque
clownesque caricatural vulgarisé par des ségrégationnistes étasuniens
bas du front, descendants d’esclavagistes et de lyncheurs - les mêmes
qui ont buté George Floyd - et la tradition enfantine ou carnavalesque
du grimage, qui consiste à redistribuer aléatoirement des signifiants
physiques de base, en fonçant, blafardant, jaunissant ou rougissant, sa
peau ? Absolument rien n’en déplaise aux donneurs de leçons de toutes
les couleurs, depuis les théoriciens bouffis d’arrogance du combat
intersectionnel jusqu’à leurs petites mains tagueuses recrutées parmi
les minorités délaissées. Les sacrosaintes notions de dignité ou de respect sont
dorénavant conçues et thématisées sous l’angle de la responsabilisation
historique et des réparations rétroactives afférentes, dans un climat
éthique général d’imprescriptibilité des comportements à orientation
ethnocidaire. Le retour de bâton de la « paix blanche ». Elles
alimentent de la sorte chez l’individu caucasien et droit-de-l’hommiste,
par ailleurs dispensé au quotidien des contrôles au faciès, une
culpabilisation ontologique - lui qui se trouve déjà terrorisé par la
potentielle charge sémantique dépréciative de ses euphémisations
successives : « Dois-je dire Black ? Dois-je dire non Européen ? »
Conscience malheureuse du fameux privilège blanc périodiquement
réactivée par la publication carnassière d’une iconographie brute de
décoffrage, dont Pascal Blanchard le mal nommé a fait son chatoyant et
fructueux fonds de commerce : traite négrière, sexe colonial, zoos
humains… Se généralisent les battements de coulpe, sont débaptisés des
collèges ou des rues, les marques des produits de beauté
s’autocensurent, pendant que gonflent les cagnottes de la rédemption.
Est-il
encore permis, en ces temps émotifs où se débine la pensée critique, de
réactualiser l’intuition philosophique de Heine à la lumière des
analyses politiques de Frantz Fanon - l’auteur de chevet de Sankara,
pour fermer la boucle ? «Tout homme est un roi nègre », dit le premier, tandis que l’autre ajoute comme en écho : « Je ne veux pas être la victime de la ruse d’un monde noir », « Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela », « Il n’y a pas de mission nègre, il n’y a pas de fardeau blanc », « Je suis mon propre fondement », « C’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté », « Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race »
Bref, ces deux relégués, le poète juif-allemand, ami de Marx, et le
penseur franco-martiniquais, disciple de Sartre, nous rappellent, chacun
à leur manière, que l’affirmation identitaire, sur le mode victimaire
ou suprémaciste, ne constitue jamais une parade convaincante ni efficace
au racisme. Mais que, par-delà le travail mémoriel et les
discriminations brutales du présent, à rebours des jérémiades ou des
génuflexions, il faut chercher une réponse objective à travers un effort
de reprise sur soi, de lucidité, de dépouillement des séquelles de
l’esclavage ou de la colonisation. « Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la tour substantialisée du passé, insiste Fanon. Nègres et Blancs doivent s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication : toucher l’Autre, sentir l’Autre, se révéler l’Autre.
Et il n’est pas interdit à cette confrontation positive des altérités
de narguer les vents dominants contraires et de prendre un tour
facétieux, lorsqu’il s’agit de se débarbouiller des fatalités natales. A
toi la farine, à moi le goudron.
François de Negroni
Parution originale, le 01/07/2020 : http://www.legrigriinternational.com/2020/07/tout-homme-est-un-roi-negre-par-francois-de-negroni-whiteface-sankara-fanon-blm-heine.html
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