GRACIEUX , PROPRES ET SERVIABLES


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"Ce sont eux qui seront frappés de plein fouet, et ils le savent. Nombreux sont ceux qui sentent le poids de la catastrophe climatique sur leurs épaules, et décident de livrer bataille. Poussant leurs aînés à prendre leurs responsabilités dans cette lutte de la dernière chance".

Maïlys KHIDER

À mesure que s’étend l’hégémonisme de l’idéologie verte, les poètes de sept ans, à l’âme livrée aux répugnances, deviennent les cibles privilégiées de tous les escrologues officiels. L’âpreté de ces répugnances individuelles est dévoyée – non : recyclée – par la collapsologie éducative dans le confort collectif d’un militantisme environnementaliste en gestation dès la maternelle. Tant pis pour l’orthographe, la chronologie, la lecture. Il y a plus urgent : il faut sauver la planète du dérèglement en marche. Sois tendance. Tu te prenais pour un rebelle sans cause ? Et le gluten ! Tu rêvais à d’incroyables Florides ? Et l’empreinte carbone ! Tu jouissais de ta solitude ? Et l’économie circulaire ! Te voila intimé de rejoindre la nouvelle religion, de retrousser tes manches, de devenir écolo-fasciste – bref, de répondre présent aux nouveaux défis. À toi les bonheurs ascétiques de la frugalité, de la discipline, de la gestion vertueuse, de l’Ordre. Tu n’as d’ailleurs guère le choix de résister à cet enrégimentement, sauf à encourir l’opprobre d’être un jour qualifié de négationniste par les prophètes échevelés de la décroissance et autres cavalières éplorées de l’apocalypse. Sans parler des appareils idéologico-médiatiques, contaminés dans les grandes largeurs par cette « maladie sénile du capitalisme », ladite écologie, telle que la définit ironiquement Dominique Pagani.
Ainsi l’école primaire de mon village, en Corse, a-t-elle connu l’insigne honneur d’être récemment labellisée Eco Scola. Avec quantité d’autres dans l’île, il est vrai, dans une atmosphère d’émulation et de course frénétique au greenwashing, journellement célébrées par la presse locale. Une distinction qui vient récompenser une année riche en activités engagées et cruciales pour la sauvegarde de l’espèce et de son territoire. Tri sélectif à tous les étages, confection d’objets à partir de matériaux de récupération, goûters «zéros déchets», création de jardins pédagogiques, initiation aux mobilité douces, lutte contre le gaspillage alimentaire, etc. Mais hors les murs de l’établissement, les élèves n’en ont pas fini avec leurs devoirs. Ils prennent aussi en charge le fardeau des honteuses générations précédentes. Ces citoyens en herbe sont conviés à sensibiliser (à sermonner) leurs parents – des adultes inconséquents et désinvoltes -, à leur montrer la voie, à les rééduquer aux bons gestes.
Plus tard, une fois lycéens, peut-être auront-ils la fierté et la responsabilité de se voir nommés «ambassadeurs du tri» (une obsession), et d’aller de maisons en maisons, dans les villages les plus reculés, offrir des leçons particulières anciens, susceptibles de parer aux catastrophes annoncées. «On est content lorsqu’on voit quelqu’un qui ne sait pas trier, confie l’un de ces plénipotentiaires. Alors on se pose un moment et on explique tout en détails, et quand on part, on voit bien que notre travail sert à quelque chose».
Sous réserve, à l’endroit des cancres et des récalcitrants, d’être menacés de sanctions pour incivilité. Plus question de transiger avec les nuisances domestiques du quotidien. Dans un pays où, de tradition immémoriale, on se flatte de ne pas mêler la police à ses affaires privées, les nouvelles classes d’âge découvrent avec jubilation le métier d’indic. Tu seras un fils mon homme. Tel est le message comminatoire d’ados-ventriloques, formatés non seulement par les préconisations de leurs enseignants, mais radicalisés aussi par les rengaines culpabilisatrices des grands humanistes autochtones sur les thèmes du développement durable, de la transition énergétique et de l’exemplarité quotidienne nécessaire des comportements de chacun. «L’ennemi, ce n’est pas Macron, c’est le changement climatique», affirme Jean-François Bernardini, ce ravi de la crèche néo-libérale. En d’autres termes, et comme l’écrit Dominique Pagani : «Avec l’écologisme, l’ennemi ce n’est plus le capitalisme [ou ses fondés de pouvoir], c’est nous tous». Ce qui revient, au passage, à occulter les derniers vestiges de conscience politique, pour cette «Histoire sans sujet», chère à Louis Althusser. Derniers vestiges dont les traces s’effaceront à jamais - zeru frazu ! - quand nos ambassadeurs rejoindront les allumés vociférants du mouvement Extinction Rébellion, armés de leurs moulins à prières qui égrènent à l’unisson le même mantra millénariste.
Le phénomène se trouve surdéterminé en Corse, qui défend un statut patrimonial d’excellence, et où les enjeux de l’écolo-business sont considérables, en tant que leviers de l’attractivité touristique. Cette petite île avait déjà étonné l’Europe, il y a une quinzaine d’années. Sous l’impulsion de l’intraitable Serge Orru, posté à l’avant-garde des mutations civilisationnelles, elle s’était décidée à bannir les sachets en plastique de la grande distribution, au profit de cabas tissés à partir de matières biosourcées, payants et parlants.

UN MI GHIJITTATE MICCA
UN IMBRUTTU MICCA
DIFENDU U NATURA
(ne me jette pas, je ne pollue pas, je défends la nature)

Bienvenue dans les circuits courts de la servitude postmoderne. Aujourd’hui, les écoles labellisées ne fabriquent plus uniquement des crétins, mais des crétins utiles. Ils constituent les brigades bénévoles d’opérations propreté qu’on ne saurait sous-traiter à un personnel salarié peu motivé. À eux la mission exaltante – je participe à la lutte contre l’effondrement du monde – de ramasser les mégots des vacanciers, de nettoyer les plages et les sentiers où ils batifolent. Tout ceci, bien évidemment, sous la bannière du réenracinement, du retour à des solidarités traditionnelles gangrenées par l’individualisme ou le consumérisme. L'anima corsa renaît à la faveur de ces corvées collectives menées avec ferveur, portables en mode avion.
Experts, scientistes, gourous, complices en cuistrerie et en charlatanisme, mais avant tout amoureux de la Corse, ne s’y trompent pas, et viennent effectuer leur tour de piste dans cette si accueillante île-nature, cette île-conservatoire tellement exemplaire. On a eu la visite pré-estivale de Bernard Stiegler. On espère la venue d’eschatologues de première bourre, tels Aurélien Barrau, Aymeric Caron, Pablo Servigne ou Fred Vargas. Et, pourquoi pas, quelques geigneries sur le climaticide du Castor senior en chef Nicolas Hulot, ce populaire retraité, depuis sa fraîche maison de maître new age de Quenza ?

Ж

Interlude théorique

L’analyse de Dominique Mazuet

«Il est tentant de noter que l’écologisme comme stade ultime de l’idéologie bourgeoise s’incarnant dans sa classe vassalisée dite «moyenne», c’est à dire «médiocre» au sens de Rousseau, se propose une -marche exactement inverse. Dans la stricte observance de la médiocrité de classe dont elle est issue, l’émancipation politique que nous promet l’écologie politique, c’est «le bonheur dans la sobriété» déjà prêché – parmi d’autres anachorètes durables – par le bon père Rabhi. […] On notera que cette préconisation rejoint opportunément le genre de «modération» que Marx moquait déjà dans ce qu’il appelait avec son ironie coutumière la «théorie de l’abstinence». Et qui n’est rien d’autre que le volet économique et moral de l’idéologie hégémonique actuelle : l’écologisme comme économie domestique sur le modèle «réenchanteur» du grillon du foyer et surtout comme ultime idéologie politique salvatrice de l’accumulation profitable».
«Foi et médiocrité des classes moyennes éduquées», p.4
(Le sens de cet interlude est de souligner qu’une approche systématiquement polémique de l’écologisme ne peut se concevoir et se développer qu’au travers d’une mise en perspective matérialiste et dialectique du mode de production capitaliste. Céder à une simple humeur anti-totalitaire envers l’air du temps, à la manière sentencieuse d’un Pascal Bruckner, c’est voir les choses par le petit bout de la lorgnette, dans la stricte continuité pamphlétaire et esthétique des penseurs conservateurs. « Je vais dire une grosse saleté, je ne crois pas au péril pollution», écrivait, il y a juste un demi-siècle, Louis Pauwels. Faut-il ajouter que ce genre de «grosse saleté» - déjà considérée comme telle à l’époque - fleurant fort le scepticisme, serait maintenant inaudible et interdite d’antenne ou de plateau télévisé, tant sont tétanisés commentateurs et journalistes par la notion de «consensus scientifique» avec son cortège de «conclusions alarmantes», avalisées par les intouchables instances du GIEC. Une doxa en passe donc de devenir un véritable impératif catégorique, comme en témoigne, par exemple, ce fameux débat printanier sur C News, qui nous permit de repérer la cinglante et fébrile Claire Nouvian, elle-même une initiée de longue date).
Ж

De ces Eco Scola à Ettore Scola, il y a bien davantage qu’une consonance, mais, par-delà le temps, l’incompatibilité quasi-métaphysique de deux univers existentiels. Dans son célèbre film «Affreux, sales et méchants» (défense de trier), le grand cinéaste italien met en scène un bidonville romain, au mitan des années 1970. Une déchetterie à ciel ouvert, où survit un lumpenprolétariat sordide, qui se moque pas mal de l’anthropocène ou des élucubrations des climatologues : la pollution des conditions matérielles et des âmes, cette infinie misère sociale, renvoie aux effets dérivés de la plus-value, autrement dit à l’exploitation et à la lutte des classes. Au sein de cette sous-humanité, une adolescente, Maria Libera, «la gamine aux bottes jaunes», incarne la pureté et la résistance. Plus rien à espérer du côté des adultes, qui ont franchi le point de non-retour dans l’abjection. Mais pour protéger les enfants de leur contact toxique, durant ses absences du bidonville, elle enferme ces poètes de sept ans, déscolarisés, à l’intérieur d’un enclos grillagé, une sorte de vaste volière où, à l’abri, ils peuvent s’abandonner à leur fantaisie ludique et créatrice
Maria Libera représente l’exact antonyme de Greta Thunberg, l’adolescente asperger scandinave, la donneuse internationale de leçons, laquelle cadenasse dans une prison mentale les lycéens petit-bourgeois des riches métropoles, gracieux, propres et serviables, qui l’ont choisie comme dogmatique et accusatrice égérie. Et qui, chaque vendredi, pancartes à la main, désertent l’école et militent tantôt pour la suppression du transport aérien, tantôt contre la nourriture carnée, tantôt pour le contrôle à la baisse de la natalité, tantôt contre les particules fines – chacun sa fixette parmi tant de causes endogènes conduisant à l’implacable progression du réchauffement et à l’extinction terminale. L’effet de brouillage idéologique est garanti. Aux cris de faim des damnés de la terre, le pouvoir profond oppose un contre-feu sociétal, symbolisé par les sages défilés des affligés de la planète, ces jeunes végans, antispécistes, lanceurs d’alerte, qui arpentent, sans peur mais avec reproche, les centres des villes-monde empuantis par des indices de pollution exponentiels.
D’un côté, Maria Libera, la victime vaillante, sensible et finalement bafouée par les siens, de l’horreur économique ; de l’autre Greta, cette créature, habilement castée, lookée et manipulée par l’oligarchie capitaliste dans une logique de reproduction, en plaçant sa croisade sous les seuls signes de l’incrimination morale et du procès en immaturité «Avoir une opinion sur la question du capitalisme nécessite de prendre en considération autre chose que le climat. Je veux éviter cela», déclare l’icône mono-nattée, une chamane qui affirme voir le CO2 à l’oeil nu, selon sa moder. Syndrome de mutisme sélectif, ou ingénuité calculée ? Gageons que l’ensoleillée Maria Libera, émancipée par la seule détresse objective de sa condition, aurait puisé ses arguments dans un pathos politique incommensurable à la sécheresse luthérienne nordique de Greta, petite privilégiée et immense réprimandeuse - devant laquelle se prosternent les dirigeants de l'Europe masstrichtienne à portée de chemin de fer.

C’est le moment de se souvenir de la fine remarque de Jaime Semprun, formulée dès 1997 : «Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant ; «Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?», il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : «À quels enfants allons-nous laisser le monde ?». On connaît dorénavant la réponse pour un nombre croissant d’entre eux, sur fond de naïveté et d’inculture. À des balances, à des redresseurs de torts, à des fanatiques.


François de Negroni
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