L'inauguration du Grand Nègre

 

Publication originale : https://instituthumanismetotal.fr/affranchi/l-inauguration-du-grand-negre-380



François de Negroni est né en 1945. Ancien disciple d'Henri Lefèbvre, ami de Michel Clouscard et ayant eu comme élève Thomas Sankara, il est l'auteur de plusieurs essais dont Le Savoir-vivre intellectuel, Une Nuit à Majunga ou encore Avec Clouscard.


« Il n'y a pas de problème noir. Il y a un problème blanc. », écrivait Richard Wright. Le terme nègre, jadis symbolique de fierté, au temps des luttes anticoloniales, est aujourd'hui pourchassé et censuré en France comme attentatoire à la dignité noire. Sa réhabilitation s'inscrit, pour François de Negroni, dans une logique d'émancipation contre la domination blanche et ses instances de légitimation lexicales. Dans son livre Afrique fantasmes, il avait déjà souligné les ambiguïtés et le racisme implicite de l'expression black, devenue hégémonique et supposée sémantiquement neutre.

Lorsque mon amie Aby Diallo a voulu ouvrir son bar « Le Grand Nègre », à Dakar, elle s’est heurtée à l’animosité des personnels administratifs chargés de délivrer les licences, qui lui reprochèrent vivement d’utiliser un vocable injurieux, indécent, avilissant, etc. Mais elle a tenu bon et personne ne vient caillasser son établissement. Pauvres fonctionnaires sénégalais qui, via une propagande décoloniale venue d’une fraction de leur propre diaspora, se trouvent intoxiqués par les catégories lexicales de la bourgeoisie bien-pensante occidentale – la française en l’espèce.

Ceci au pays de Senghor et de la négritude. De Cheikh Anta Diop et de l’apologie des civilisations nègres. Et aussi de Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021. Le lauréat fut ingénument apostrophé par l’animateur de télévision François Busnel, lequel s’émouvait – entre autres choqués du PAF – de le voir employer sans vergogne le mot nègre dans son roman. Sarr, hélas, ne possède ni l’assurance, ni l’insolence de son inspirateur en littérature, Yambo Ouologuen, et il se confondit en justifications piteuses.

Dans le même contexte, tandis que les éditeurs hexagonaux mènent une hygiénique croisade à travers l’opération planifiée de dénégrification des titres de livres, d’Agatha Christie à Joseph Conrad, les auteurs francophones du Sud, Achille Mbembé, Dany Laferrière, Awa Thiam, etc., badigeonnent allègrement du nègre au fronton de leurs ouvrages. Fidèles en cela aux pionniers que furent Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas ou Frantz Fanon. Nègre je suis, nègre je resterai.

Jusqu’aux années soixante et soixante-dix du siècle dernier, la locution nègre prévaut de façon usuelle et sans connotations péjoratives dans les publications, tous genres confondus : fiction, ethnologie, journalisme, et quelles que soient les inclinations idéologiques des rédacteurs. Puis, corrélativement aux processus de décolonisation et d’immigration croissante, ses occurrences disparaissent, de manière non concertée ni coercitive, comme soufflée par un grand vent spontané de purification, pour céder la place au mot Noir, lui-même bientôt concurrencé par l’appellation Black (des Racines du ciel à Chien blanc, Romain Gary, par exemple, pour prendre un écrivain mainstream, opère sa conversion terminologique).

Mais qui instruit en coulisse ces mutations dans le champ sémiologique ? Le Maître Blanc, incarné par la gauche culturelle de salon, avec l’appui de ses supplétifs potes et futurs indigénistes. Le Maître Blanc y trouve un double avantage. Désamorcer de sa charge civilisationnelle, politique et subversive, par son bannissement du vocabulaire approprié, un signifiant dont les indépendantistes subsahariens s’étaient emparés pour en faire un symbole et un étendard. Promouvoir, en vertu d’un antiracisme de bon aloi, le renvoi à la seule facticité chromatique, pathétiquement euphémisée à travers l’usage désormais hégémonique de sa version anglo-américaine. Il s’agit bien de sacrifier une fierté ancrée dans les luttes émancipatrices contre l’impérialisme, de la répudier au nom de ce que les belles âmes désignent par dignité, respect, soit une servitude privée de tout référentiel, ôtée à son historicité, assignée à une susceptibilité vigilante vis-à-vis d’énonciations posées comme outrageantes.

Certes, il n’y aura pas de retour en arrière. Le travail a été rondement mené. Les « femmes et hommes de couleur » de ce pays, aiguillonnés par leurs frénétiques organisations représentatives, sont les premiers à avoir validé et intériorisé les injonctions bienveillantes du Maître Blanc. Ils accompagnent avec ferveur cette volonté d’éradiquer partout l’expression nègre – un crachat en pleine figure –, et ceci des étals des pâtisseries jusqu’au bal qu’aimait fréquenter le black James Baldwin – sans oublier la mise au pilori d’un arbitre roumain coupable d’isomorphisme linguistique. Ainsi l’agressivité sociale potentielle et légitime de ces populations discriminées se retrouve-t-elle détournée vers des combats périphériques, affectifs, et fondés sur une manipulation lexicographique.

Une réhabilitation du beau mot profané viendra-t-elle d’Afrique ? On le souhaite, on le constate encore factuellement. Mais on peut aussi craindre une pénétration continentale de ladite fausse conscience. On voit en effet les nouvelles élites intellectuelles locales, sous influence des campus états-uniens, et soucieux de se démarquer de leurs aînés suspects d’aliénation aux valeurs occidentales, s’acoquiner, de colloques en pétitions avec les vedettes françaises compassées issues de l’immigration, qui ont trouvé dans les thématiques de la décolonialité un créneau victimaire mondain extrêmement porteur. Aby Diallo, en baptisant son bar de façon « provocante », s’est faufilée de justesse entre les lourdes gouttes qui annoncent les foudres d’un politiquement correct dévoyé.

Commentaires

  1. Lycée Gallieni, Tana, 1960s - 70s.

    https://www.dropbox.com/s/axd0i1b21taee4i/p2.jpg?dl=0

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés